L’archéologue Abderrahmane Khelifa, estime qu’ «il faut décoloniser notre histoire».
Il a déjà écrit de nombreux ouvrages sur des villes notamment Bejaia, Tlemcen, la Kalaa des Béni Hammad et a fouillé dans le passé de la Casbah d’Alger et de Honaine.
Dans cet entretien, Abderahmane Khelifa nous parle de sa passion pour l’archéologie qui est une sorte de phare pour l’historien. Il évoque aussi l’enracinement du peuple algérien et la profondeur de son histoire. Sans se départir de sens de la pédagogie qu’il a cultivé durant sa carrière universitaire.
Entretien réalisé par Samira Belabed
Quelle est la relation entre l’anthropologie, l’archéologie et l’histoire ?
L’archéologie est une discipline qui ne ment pas. Elle repose sur des preuves matérielles, objectives. Elle ne s’appuie pas sur des récits idéologiques ou sur des suppositions. Ainsi, lorsque nous avons découvert le site d’Aïn Boucherit, beaucoup ont été surpris. Cela prouve que l’Algérie était anciennement peuplée et bat en brèche les discours coloniaux qui ont longtemps nié notre passé et selon lesquels, l’Algérie n’avait ni histoire ni monuments. Pourtant, si l’on observe tout notre territoire, du Sahara à la Méditerranée, on trouve des monuments historiques d’une immense importance. Cela montre que nous sommes un vieux peuple, dans un vieux pays enraciné dans la civilisation.
Avez-vous un exemple de cette profondeur historique ?
Bien sûr. Imedghassen, c’est le premier grand monument historique (hors préhistoire), qui date du IVe siècle avant J.-C. Il témoigne déjà de l’existence d’un royaume berbère, d’un État organisé. Il y avait déjà une administration, une monnaie, une structure sociale et politique solide. Ce sont des preuves concrètes, visibles, pas des hypothèses. L’architecture du monument est unique, si vous tentez de glisser une feuille de papier entre deux pierres, vous n’y parviendrez pas. Cela montre la maîtrise technique du tailleur de pierre et le génie architectural de cette civilisation. Pour cela, il faut cesser d’utiliser le mot «barbare» pour parler de nous. Nous avions nos royaumes, nos structures sociales, économiques, notre culture. À l’époque de Massinissa et Syphax, on avait déjà notre monnaie. Personne ne peut réfuter ces preuves.
Vous insistez souvent sur la nécessité de vulgariser l’archéologie. Pourquoi ?
Vulgariser l’archéologie est une responsabilité collective. L’État, l’Université, l’École, les médias : tous ont un rôle à jouer. C’est grâce à l’archéologie que notre pays a été reconnu à l’international, notamment avec la découverte d’Aïn Boucherit. Pour la première fois, un ministre de la Culture a reçu des archéologues pour les féliciter. Et pourtant, ils n’ont pas creusé un kilomètre carré, juste quelques centaines de mètres. C’est dire l’importance de ce que nous avons sous nos pieds. Si nous voulons vraiment connaître notre histoire, il faut investir dans l’archéologie. Plus on va dans l’histoire, plus on se rend compte que le Nord-Africain avait des dispositions à se gouverner par lui-même. Ecrire l’histoire n’est pas dire n’importe quoi.
Les pseudo- historiens, il faut les confronter avec des preuves et des faits. Malheureusement, l’archéologie n’est pas valorisée dans notre système éducatif. On y envoie souvent les élèves les plus faibles. On accepte parfois des étudiants qui ont moins de 10 au bac. À l’inverse, en médecine, il faut 17 ou 18 pour être accepté, d’où l’urgence de valoriser la discipline Avant, seuls les meilleurs allaient en philosophie ou en histoire. Aujourd’hui, on choisit ces disciplines par défaut. Ce n’est pas normal. Et cela se reflète dans la production scientifique : nos archéologues ne sont pas formés à écrire. Résultat, ils découvrent, mais ne transmettent pas. Il faut former à la rédaction scientifique dès l’université. Sinon, notre patrimoine restera muet.
Quel est l’état actuel du patrimoine archéologique en Algérie ?
Il est en danger. L’État est conscient, mais il faut renforcer sa capacité à protéger nos sites. Quand un monument est détruit, c’est comme si l’on déchirait notre carte d’identité. Et si l’on continue à la déchirer, il ne reste plus rien. Il y a aussi les fouilles sauvages. Récemment, à Oum El Bouaghi, une association m’a alerté sur des pilleurs qui fouillent illégalement pour vendre les objets à l’étranger. Heureusement, la gendarmerie a pu intervenir, mais c’est un phénomène grave. Nous avons déjà perdu des pièces précieuses. Par exemple, une tête de Gorgone en marbre de 400 kg, qui était à Annaba, a été volée et retrouvée dans la maison de la fille du président tunisien Ben Ali après sa chute. L’implication des citoyens et la société civile est capitale pour protéger nos biens patrimoniaux.
Vous avez beaucoup travaillé sur la région de Honaine, à Tlemcen. Que nous apprend-elle ?
Tlemcen est un miroir de notre histoire. Abdelmoumen Ibn Ali, un personnage central de l’histoire du Maghreb, parlait et commandait ses troupes en tamazight. Cela montre que le substrat amazigh est toujours présent à travers les différentes civilisations qui se sont succédé. C’est comme les fondations d’une maison : sans elles, tout s’écroule et c’est pareil pour l’histoire. À Tlemcen, aux XIIe et XIIIe siècles, il y avait déjà des réseaux d’égouts. Aujourd’hui, en 2025, certaines villes n’en disposent pas ! Cela montre que notre civilisation était avancée. Grâce à l’archéologie, on redécouvre cette grandeur, et cela nous donne des armes pour affirmer notre histoire, face à ceux qui la nient.
Vous plaidez pour «décoloniser l’histoire». Que cela signifie-t-il?
Décoloniser l’histoire est sortir du récit imposé par l’extérieur. C’est écrire notre histoire nous-mêmes, sur la base de preuves scientifiques. Il y a aujourd’hui des gens qui s’autoproclament professeurs, qui disent n’importe quoi. Il faut les confronter, preuves à l’appui. L’archéologie est notre meilleure alliée. C’est ce que j’essaie de faire dans mes écrits, dans mes conférences, dans ma carrière. L’histoire ne doit pas être une fiction, mais la mémoire authentique d’un peuple et le nôtre, a une histoire millénaire. Il est temps de la connaître, de la défendre et de la transmettre.
S.B.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire