samedi 11 juin 2022

 Sa vie, ses œuvres

Charles de Foucauld canonisé à Rome: l’aventurier qui aimait les saints

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Le Pape François, premier pape des Amériquesdossier

Assassiné en  1916 à Tamanrasset au Sahara, le moine, qui fut un ancien militaire, homme à femmes, explorateur et linguiste, avant de finir sa vie en «frère universel» du peuple touareg, a été canonisé, ce dimanche à Rome, par le pape François en présence du Premier ministre.

Le père Charles de Foucauld au Maroc, vers 1900. (Albert Harlingue/Roger-Viollet)

par Bernadette Sauvaget
publié le 13 mai 2022 à 18h48

S’il fallait le comparer à d’autres figures, il faudrait sûrement aller chercher du côté d’Arthur Rimbaud ou de Lawrence d’Arabie. Ex-officier de cavalerie passé par Saint-Cyr, l’école française de l’élite militaire, Charles de Foucauld, mort le 1er décembre 1916 lors d’une razzia, à Tamanrasset au Sahara, est canonisé, ce dimanche 15 mai, par le pape François sur la place Saint-Pierre à Rome. Relativement brève – Foucauld est assassiné à 58 ans –, sa vie est faite d’engagements et de ruptures, d’explorations et d’aventures, d’ombres et de mystères. Et surtout d’une fascinante radicalité. Un destin incroyablement romanesque, matière à séries pour les plateformes de streaming. «Le personnage est hors norme, complexe, tour à tour jeune officier frivole, insatisfait au point de démissionner, explorateur dont les voyages au Maroc s’imposent par la qualité de ses observations géographiques avant de suivre un chemin sinueux qui le conduit hors des modèles», décrit l’historien Claude Prudhomme, spécialiste du catholicisme et des missions chrétiennes pendant la colonisation.

«Avec Thérèse de Lisieux, c’est l’une des figures qui a le plus marqué le catholicisme français au cours du XXe siècle», assure Adrien Candiard, théologien dominicain et islamologue au Caire (Egypte). Nombre d’écoles privées catholiques portent encore, en France, le nom de Charles de Foucauld. Et tandis que la délégation officielle à la cérémonie romaine de dimanche sera conduite par le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin, des milliers de Français auront fait, eux aussi, le déplacement à Rome.

Vie de patachon

Pour comprendre l’engouement que Foucauld suscite toujours, il faut d’abord revenir à son destin d’aventurier. Né à Strasbourg le 15 septembre 1858 dans une famille catholique, orphelin élevé par l’un de ses grands-pères, ce surdoué intellectuel décroche rapidement son baccalauréat, opte pour la carrière militaire, entre à Saint-Cyr puis rejoint l’école de cavalerie de Saumur. Il mène, dans sa jeunesse, une vie de patachon, multiplie les conquêtes féminines, brûle l’héritage familial au casino, découvre le Sahara, démissionne de l’armée, explore le Maroc. A son retour en France, il se (re)convertit au catholicisme dans un élan de foi après s’être confessé dans l’église Saint-Augustin à Paris. L’ancien officier devient moine, appartenant au monde de ceux qui ne tiennent guère en place, passant de l’abbaye de Notre-Dame-des-Neiges, en Ardèche, à la Syrie et à la Palestine. Et, pour finir, en Algérie, au Sahara où il vit une quinzaine d’années au milieu des Touaregs.

«Le désert le fascine sans doute par son attrait mystique», estime Claude Prudhomme. Explorateur dans l’âme, le moine élabore notamment le premier dictionnaire touareg-français. «Contrairement à d’autres religieux chrétiens, Charles de Foucauld ne s’est pas du tout intéressé à l’islam en tant que religion, mais plutôt à la culture de ceux avec qui il vit», précise Adrien Candiard. A Tamanrasset – composé d’une trentaine de huttes à l’époque –, celui que l’on a surnommé, à tort, l’ermite du Sahara, partage le quotidien de pauvreté des populations locales.

Brutalité de la colonisation

Une légende dorée ? Pour certains, oui. C’est surtout une réalité qui ne dit pas tout du personnage de Charles de Foucauld. Car le moine est aussi une figure controversée. Homme de son temps, ex-officier, il adhère clairement au patriotisme (surtout très antiallemand) de son époque et soutient, de manière indéfectible, la colonisation, tous germes de polémiques qui surviendront plus tard. «L’empire nord-ouest africain, Algérie, Maroc, Afrique occidentale française, etc. a 30 millions d’habitants, écrit-il, dans une lettre en juillet 1916. Il en aura, grâce à la paix, le double dans cinquante ans. Il sera alors en plein progrès matériel, riche, sillonné de chemin de fer, peuplé d’habitants rompus au maniement de nos armes dont l’élite aura reçu l’instruction dans nos écoles. Si nous n’avons pas su faire des Français de ces peuples, ils nous chasseront. Le seul moyen qu’ils deviennent français est qu’ils deviennent chrétiens. Il ne s’agit pas de les convertir en un jour, ni par force, mais tendrement, discrètement, par persuasion, bon exemple, bonne éducation.» Des lignes écrites quelques mois avant son assassinat, dans son petit fortin de Tamanrasset, par un rezzou (une bande de pillards) appartenant très vraisemblablement à la confrérie des Senoussis que la France suspecte alors de pactiser avec l’ennemi allemand.

L’aura et la légende de Charles de Foucauld, un proche du grand orientaliste Louis Massignon, pionnier de l’islamologie française, se construisent rapidement après sa mort. Ecrite par René Bazin, avec qui le moine a entretenu une correspondance, une première biographie paraît en 1921, Charles de Foucauld, explorateur au Maroc, ermite au Sahara, rééditée de nombreuses fois jusqu’à la fin des années 30. «Cet itinéraire hors norme parle à une jeunesse catholique», explique Claude Prudhomme. Mais absout aussi, c’est indéniable, la France et son armée de la brutalité de la colonisation à travers la figure du moine. L’historien cependant tempère : «En 1916, toute la France est convaincue que la colonisation est une étape nécessaire pour ces peuples. De ce point de vue, Charles de Foucauld justifie la colonisation mais une colonisation soft, sans violence, utile à la population.»

«Frère universel», pauvre parmi les pauvres

Bon gré, mal gré, la postérité spirituelle de Charles de Foucauld gomme les aspérités et les contradictions du moine. De fait, l’itinéraire complexe de l’ex-officier devenu moine ouvre une large gamme d’interprétations. Après la Seconde Guerre mondiale, un prêtre, René Voillaume, construit (en interprétant ?) la figure spirituelle de Charles de Foucauld, celle du «Frère universel», pauvre parmi les pauvres, s’enfouissant au cœur du monde, récusant le prosélytisme religieux, ne cherchant pas à convertir. Ce modèle de vie inspire jusqu’aux prêtres ouvriers. Voillaume crée des congrégations religieuses qui font vivre cet idéal, comme les Petits Frères de Jésus ou les Petites Sœurs de Jésus. Pendant une cinquantaine d’années, une modeste communauté de religieuses, à peine une poignée, a ainsi vécu à Kaboul, traversant les tragédies politiques du pays comme infirmières dans l’un des hôpitaux de la capitale de l’Afghanistan, sans volonté manifeste de convertir. Faute de relève, cette présence singulière et quasi secrète a pris fin en 2016.

De Charles de Foucauld, il y a, bien sûr, d’autres lectures. En Algérie après l’indépendance, le moine, d’après l’historien Claude Prudhomme, apparaissait, dans les livres scolaires, comme l’une des figures symboliques de la colonisation française. Au sein de l’Eglise catholique, une polémique autour de Charles de Foucauld apparaît au début des années 2000, tandis que la marche vers la canonisation du moine commence réellement à avancer. Pendant la guerre d’Algérie, l’institution avait prudemment mis le dossier en suspens. En 2001, le philosophe chrétien Jean-Marie Muller, théoricien et apôtre de la non-violence, publie un livre, Charles de Foucauld, frère universel ou moine soldat ? (La Découverte). «Aux yeux de Muller, l’appel à la fraternité universelle et le rejet des armes sont des faux-semblants, inconciliables avec les appels à la répression des populations rebelles du Sahara ou à la mobilisation contre les Allemands pendant la guerre», explique Claude Prudhomme. La vie des saints, c’est clair, n’est pas, elle non plus, un long fleuve tranquille.

«Pour la plupart des Algériens, Charles de Foucauld n’évoque rien»

Manifestement, en 2022, la canonisation de Charles de Foucauld ne suscite guère d’intérêt en Algérie. «C’est l’affaire de l’Eglise catholique, c’est à elle de juger ses hommes», estime l’historien Abderrahmane Khelifa. «Il n’y a pas de polémique, confirme Jean-Paul Vesco, l’archevêque d’Alger. Pour la plupart des Algériens, Charles de Foucauld n’évoque rien.» Contrairement à saint Augustin, l’un des premiers grands théologiens du christianisme aux IVe-Ve siècles, d’origine berbère et qui avait donné lieu à un grand colloque à Alger en 2001. Contrairement aussi à la figure respectée du cardinal Léon-Etienne Duval, archevêque d’Alger pendant la guerre d’Algérie, l’un des premiers à avoir dénoncé la torture. «Pour nous Algériens, Charles de Foucauld n’a jamais véritablement choisi son camp, restant en constante relation avec les militaires tandis que la colonisation par la force se poursuit au Sahara, explique Abderrahmane Khelifa. Mais c’est vrai qu’il n’était pas dans le prosélytisme religieux.» Parmi les contacts réguliers du moine, il y a son ami, l’officier François-Henry Laperrine, qu’il a connu à Saint-Cyr, un méhariste qui achève au début du XXe siècle la conquête du Sahara.

Vue de France, la canonisation de Charles de Foucauld aurait pu également froisser l’année du soixantième anniversaire des accords d’Evian. Mais l’heure n’est peut-être plus à ces polémiques. «La béatification et la canonisation de Charles de Foucauld ont pris beaucoup de temps, explique Claude Prudhomme. Il a fallu dégager l’image du frère universel qui parle à tout le monde de celle de l’ancien officier qui a soutenu la colonisation.» La vision du pape François penche clairement vers ce frère universel qui a choisi la radicalité de la pauvreté et la présence discrète auprès des croyants musulmans. Un message, au moment où le christianisme se déchire sur les relations à entretenir avec l’islam. «Les débats sont très animés, confirme Adrien Candiard. En France, le dialogue interreligieux avec l’islam demeure très vivant. En même temps, il y a des groupes catholiques particulièrement hostiles à la religion musulmane.» La figure de Charles de Foucauld n’est sans doute pas celle qui réconciliera ces différentes tendances.

Un «miracle» pour un saint

Dans l’Eglise catholique, devenir saint n’est pas vraiment une sinécure. Outre la nécessité d’une vie, bien sûr, exemplaire (au moins sa dernière partie dans le cas de Charles de Foucauld), il faut, pour accéder à la canonisation, un miracle, c’est-à-dire une guérison inexplicable médicalement. Pour ce qui est du futur saint de dimanche, l’affaire est assez rocambolesque. Elle a eu lieu en 2016 et concerne un jeune charpentier, âgé aujourd’hui de 26 ans, Charle (qui s’écrit sans «s» et dont la famille ne souhaite pas révéler le patronyme), lequel a fait une chute dramatique de 15 mètres de hauteur pendant un chantier dans la chapelle du lycée Saint-Louis de Saumur (Pays-de-la-Loire). Tomber de cette hauteur-là laisse peu de chance de survivre. Le jeune ouvrier chute sur un banc de bois dont l’accoudoir lui perfore l’abdomen. Il est transporté à l’hôpital et opéré. Pendant ce temps, son patron, François Asselin, catholique et président médiatique de la CGPME (Confédération générale de petites et moyennes entreprises) demande à ses proches par SMS de prier et d’invoquer Charles de Foucauld pour sortir d’affaires l’autre Charle… Cinq ans plus tard, le Vatican a reconnu le «miracle». Mais peut-être pas tout à fait complet aux yeux de certains catholiques… Non croyant, mais totalement remis, le jeune charpentier n’a toujours pas trouvé le chemin de la foi.

Mise à jour le dimanche 15 mai à 16 heures : c’est Gérald Darmanin et non Jean Castex qui a finalement conduit la délégation française à Rome.

samedi 4 juin 2022

 EL MOUDJAHID

Cinquième édition de «Layali al madih» : La Qal’aâ des Béni Hammad fleuron de l’architecture musulmane d’Afrique du Nord

Ph. : Billal
Ph. : Billal

Historien, archéologue et écrivain, Abderrahmane Khelifa vient de publier chez ANEP Éditions, un beau livre intitulé la Qal’aâ des Béni Hammad – reine du Hodna, de l’Aurès et des Ziban. Il revient, dans cet entretien, sur l’histoire et son intérêt pour cette citadelle millénnaire, classée au patrimoine mondial de l’Unesco, et qui demeure un jalon important de l’histoire de l’Algérie médiévale.

Entretien réalisé par Kader Bentounes

El Moudjahid : Quel a été le fil déclencheur de votre intérêt particulier pour la citadelle des Béni Hammad ?
Abderrahmane Khelifa : La Qal’aâ des Béni Hammad est classée au patrimoine mondial de l’humanité ; c’est un site très important du Moyen-Age maghrébin. C’est un des sites majeurs de notre pays, un des bastions des Zirides ; elle a été à l’origine de ce qu’est l’Algérie médiévale. Il faut savoir que le minaret de la Qal’aâ a inspiré la mosquée de Koutoubia à Marrakech et la Giralda de Séville, c’est donc un élément majeur de notre identité. Les objets archéologiques qu’on a trouvés montrent aussi la qualité et la richesse de cette civilisation. La Qal’aâ est connue pour son commerce, mais étant aussi le point de convergence de pratiquement toutes les villes de l’Afrique du Nord, on y venait de partout pour faire du commerce et pour participer à sa vie intellectuelle. C’est un jalon important de l’histoire de l’Algérie. Elle a été fondée en 1007 et détruite en 1152 par les Almohades.

Quelles sont les particularités de cette citadelle et ses ingénieuses innovations par rapport à son époque ?
Lorsque vous y allez, vous êtes impressionné par la forme de la ville située en haut d’une montagne ; cette ville a été construite à près de 1000 mètres d’altitude. Il y a aussi un bassin de 60 mètres sur 40 et de 2 mètres de profondeur, construit entre le XIe et le XIIe siècles pour  pratiquer des joutes navales. Le système de l’eau a été parfait et ça a été un génie créatif d’autrefois ; c’est pour cela qu’on voit ces vestiges qui montrent notre civilisation et c’est de ce point de vue qu’on s'intéresse à la Qal’aâ car c’est un des joyaux de l’architecture musulmane d’Afrique du Nord, et non pas seulement de l’Algérie.

Vous abordez l’histoire, la vie sociale et religieuse ainsi que les traditions de la civilisation de naguère. Quels étaient vos sources ?
L'écriture vient en s’appuyant sur des sources comme Ibn Khaldoun, El Bekri et El Idrissi, qui dit par exemple que le scorpion à la Qal’aâ est mortel mais qu’il existe un remède. Quand j’ai fait les fouilles archéologiques, j’ai trouvé ces scorpions. Les écrits et les descriptions sont donc vrais concernant la situation de la Qal’aâ entre le XIe et le XIIe siècles. Il y avait des musulmans, des juifs et des chrétiens qui vivaient en parfaite harmonie. Elle est connue comme un des fleurons de l'architecture musulmane. On venait de partout pour s’instruire.

Qui a illustré ce beau livre ?
Pour faire un beau livre, il faut que l'écriture soit la plus vraie possible, mais aussi des photos d’exception pour faire voyager le lecteur dans le livre. En ma qualité d'archéologue, j’ai fouillé le site et j’ai pris moi-même les photos pour illustrer le livre.
K. B.

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