jeudi 15 décembre 2011


L’archéologue Abderrahmane Khelifa affirme qu’on ne peut surveiller un site
«à partir d’un ministère ou d’un bureau». Seul le travail sur le terrain est à même d’enrayer un trafic qui prend de plus en plus d’ampleur.
- On assiste ces derniers temps au démantèlement de réseaux de trafiquants du patrimoine archéologique. Quelle est l’ampleur de ce phénomène ? Peut-on quantifier les pertes ?
Ce n’est que la partie visible de l’iceberg. On ne peut évaluer l’ampleur de ce phénomène dans la mesure où l’Algérie est un pays vaste, avec des sites archéologiques nombreux qui sont des mines à ciel ouvert. La majorité de ces sites ne sont pas gardés et, donc, il est facile de faire des fouilles clandestines et d’alimenter un réseau d’amateurs d’objets antiques grâce à des vendeurs peu scrupuleux.
Nous avons de grands sites archéologiques tout au long de la frontière algéro-tunisienne. Je peux citer Thagaste (Souk Ahras), Thagura (Taoura), Gastel, Ad Mercurum, Theveste, Madaure, (M’daourouch) Tubursisu Numidarum (Khamissa) et bien d’autres, qui sont proches de  la frontière. La plupart de ces sites ne sont pas gardés et cela facilite les vols et les exportations illicites. Mais je peux citer aussi, à l’intérieur du pays, des zones archéologiques qui ne sont pas gardées comme Tobna, près de Barika. Il y a quatre ans, j’ai visité ce site prestigieux et j’ai remarqué une grande pierre de taille sculptée de fleurons. Il y a trois semaines, j’y suis repassé ; elle avait disparu. Elle orne peut-être une belle demeure, en Algérie ou ailleurs…
- Les réseaux démantelés se trouvent souvent à proximité de la frontière avec la Tunisie. Sommes-nous face à des filières internationales spécialisées dans le trafic ?
Oui, la plupart des pièces archéologiques volées prennent le chemin de la Tunisie. D’ailleurs, un journal français avait fait état d’un gros trafic de pièces archéologiques tenu par une bande organisée qui avait écoulé un grand nombre de pièces à la valeur patrimoniale certaine. La plupart du temps, les pilleurs prennent des commandes. Ensuite, ils saccagent des sites à la recherche d’objets pouvant être transportés : statues, pièces de monnaie, vases, lampes à huile, etc.
- Quelles sont les pièces archéologiques les plus ciblées des trafiquants et pourquoi ?
Tout ce qui est antique peut rapporter beaucoup d’argent. En 1995, on avait volé 9 têtes appartenant à la famille des Sévère du musée de Guelma. A ce jour, elles n’ont pas été récupérées. On n’hésite pas à faire des fouilles clandestines dans des sites dépourvus de toute surveillance et tout le matériel trouvé est exporté en cachette pour alimenter des réseaux de collectionneurs étrangers. Cela peut aller des pièces de monnaie qui sont très prisées et faciles à transporter jusqu’aux statues pesant plusieurs dizaines de kilos en passant par les lampes à huile et les statuettes en bronze. De plus, en faisant une fouille sauvage, le pillard ne sait pas ce qu’il va découvrir. Mais tout ce qui est mobilier est bon à prendre, à l’exception des mosaïques qu’il est obligé de laisser sur place. Le préjudice historique et artistique est immense quand on exporte des pièces de monnaie car elles nous renseignent sur les souverains qui les ont frappées, sur la circulation monétaire et, partant, sur le commerce de l’époque.
- Le constat nous renvoie aux mécanismes de protection de ce patrimoine national. Quelles seraient, selon vous, les mesures adéquates à prendre pour parer à ce fléau ?
Si les musées bénéficient de moyens de surveillance plus ou moins efficaces, il n’en est pas de même pour les sites archéologiques situés en dehors des grands centres urbains, le plus souvent en rase campagne, sans parler de sites situés en pleine montagne. Seuls des responsables archéologiques peuvent quadriller le pays efficacement et savoir si des sites sont pillés. Or, il y a des sites de plusieurs dizaines d’hectares laissés à l’abandon où le visiteur malveillant peut emporter avec lui des pièces sans être inquiété. On ne peut surveiller un site à partir d’un ministère ou d’un bureau. Le travail de terrain est essentiel et vital pour enrayer un trafic qui prend de plus en plus d’importance.
Bien sûr, la sensibilisation auprès des services de sécurité (douaniers, police des frontières) est une donnée qu’il ne faut pas négliger, en plus de celle des populations qui vivent près des sites archéologiques. Les différentes lois adoptées par l’Unesco depuis 1970, concernant les mesures à prendre pour interdire et empêcher l’importation, l’exportation et le transfert de propriété illicites de biens culturels avec la nouvelle convention Unidroit (1995), ainsi que la collaboration d’Interpol, n’ont pas réussi à atténuer ce trafic de biens culturels qui ampute notre pays de sa culture matérielle.
El Watan – Dossier

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