vendredi 7 octobre 2011


CAHIER SPÉCIAL Le 21 août 2004 à 1h50

La Casbah d'Alger labyrinthe éreinté

SÉRIEMéprisé par les autorités, fantasmé par les étrangers, ce quartier, héros de l'indépendance, tombe en déliquescence.
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Par AUBENAS FLORENCE
C'était le défi qu'ils se lançaient pour se prouver qu'ils n'avaient pas froid aux yeux, les jeunes gens bien nés de l'Alger colonial, c'est-à-dire nés français. Il fallait traverser la Casbah, de haut en bas. Enfiler ces ruelles sombres même en plein midi, cette alternance incompréhensible de placettes ­ parfois désertes, parfois bondées ­, plonger dans cet inconnu fait d'encorbellements délicats, de marches boiteuses, de brusques échappées vers des patios, cet enchevêtrement de pauvreté et d'élégance, de rigorisme et de fripouillerie. Dévaler les escaliers, ceux qu'on voit dans Pépé le Moko et qui, autant que les peintres orientalistes, lui ont taillé cette réputation de «pittoresque», entre l'éclat des soieries et l'éclair des couteaux. Arriver à bout de souffle vers la Basse-Casbah, un peu sanctuaire, un peu bordel. Passer les fumeries de haschich. Puis le Sphinx, maison de luxe, la plus sélect, où l'on s'offre aussi bien une Marseillaise qu'une musulmane. Quand paraissent les marchands de sardines, ça y est. Gagné. On allait boire l'anisette place Clemenceau, dans les quartiers fréquentables de la ville européenne.
Après le début de l'insurrection, en 1954, ne se risquent plus dans la Casbah que quelques journalistes de l'Echo d'Alger, persuadés que le pouls de la guerre se tâte là. Jusqu'au jour où l'un d'eux y est assassiné : il était l'un des seuls Français à y habiter. Alors on n'y voit plus que les paras de Bigeard. Ils vont finir par la gagner, mais au prix fort, la Casbah et la bataille d'Alger. Bilan : 4 000 disparus.
A portée de fantasme. Paradoxalement, cette Casbah où la France n'allait pas, où elle ne s'est jamais sentie à l'aise, qu'elle a voulu raser dix fois pour tracer un viaduc, reste l'un des rares rêves qu'elle aime à agiter quand on lui parle d'Orient. «Casbah», comme une des seules nostalgies avouables des colonies parce qu'elle se laisse excuser de culture, d'érudition, de bienveillance hautaine pour les vestiges des palais turcs. «Casbah», comme cette indécrottable litanie des kawa, des souk, des salamalec pour ponctuer les conversations de bistrot. «Casbah» comme un ailleurs à portée de fantasme, un dépaysement disponible, quelque part entre Pierre Loti et les boutiques d'aéroport. «Lorsque nous recevons un visiteur français, il finit toujours par lancer : pourquoi on n'irait pas faire un tour à la Casbah ?» raconte Karim, universitaire à Alger. Suit alors un silence gêné. La Casbah ? Mais qu'est-ce qu'on irait voir là-bas ? «C'est un dépôt d'ordures, la zone, un quartier de malheur.»
A l'indépendance, sitôt les colons sur les bateaux, c'est la ruée à Alger. 80 % des habitants quittent la citadelle musulmane pour s'installer dans les 400 000 «biens vacants» sur les hauteurs de la ville, avec douche, électricité, parfois même téléphone. «Il y avait aussi la mentalité de l'époque : si les Européens vivaient là, c'est que c'était forcément mieux, dit Nacera Mellah, une architecte. La mécanique de promotion sociale voulait qu'on quitte la Casbah dès que possible.»
Déserté à son tour, le quartier va lui aussi être réoccupé. S'y déversent, en plein coeur de la capitale, les campagnards poussés par la guerre et l'exode rural. Au ministère de l'Urbanisme, Mohamed ben Gherabi explique que la Casbah se transforme en «un grand de centre de transit où on s'empile en attendant mieux». Pas de travail. Peu d'espoir d'en décrocher (lire ci-contre). De toute manière, elle est mal vue, la Casbah, par les autorités. «L'histoire officielle a toujours nié l'existence d'une résistance intérieure (pendant la bataille d'Alger, ndlr), martelant que ceux des villes étaient des collaborateurs, poursuit Ben Gherabi. Les commémorations ne prennent en compte que les faits d'armes du Constantinois ou des Aurès, glorifient uniquement les paysans. Ce n'est pas un hasard si c'est un Italien, et pas un Algérien, qui a tourné le seul film sur la bataille d'Alger.»
Trafic immobilier. Dans cette Casbah marginalisée, les maisons commencent à s'effriter. Construites en terre, sans fondations, adossées les unes aux autres comme un château de cartes, elles nécessitent un entretien particulier que maîtrisent mal leurs nouveaux occupants. Les fontaines, par exemple, étaient proscrites des bâtiments pour éviter de fatales infiltrations. On va y brancher l'eau courante, à la sauvage, sans précaution. Les ordures ramassées à dos d'âne devaient être sorties à des heures précises. Elles croupissent désormais dans chaque recoin. En 1985, une maison s'écroule, début d'une série d'effondrements qui dure encore. De sous les gravats, on sort le cadavre d'une enfant. Alors se déclenchent des émeutes, les premières de l'Algérie indépendante, signe avant-coureur de la cassure avec le régime.
Un programme de «recasement d'urgence» tente d'apaiser le climat. Il va le chauffer davantage. Les habitants de rues entières sont embarqués à l'aube dans des camions militaires pour être relogés dans des cités, à 50 kilomètres d'Alger. Mais c'est à la misère qu'on tente de faire la course. Chaque maison évacuée, même la plus dangereuse, est réoccupée la nuit même par de plus pauvres encore. Le trafic immobilier effréné augmente le sentiment d'injustice : 1 800 logements auraient été construits pour recaser ceux de la Casbah. Seul un cinquième leur aurait été attribué. Le reste ? Volatilisé. Au sommet de l'ancienne médina, le palais des Dey fut longtemps squatté. Il est en restauration depuis un nombre d'années que nul n'ose plus compter. Abderrahmane Khelifa, l'un des plus prestigieux conservateurs du pays : «Il faudrait seulement 100 millions de dinars (1 million d'euros), soit la moitié d'un stade, mais surtout une volonté politique. A travers ce palais, c'est nous-mêmes qui partons à l'abandon.»
En 1992, quand le régime accepte enfin que l'Unesco classe le site «patrimoine mondial», il est trop tard. La Casbah s'est refaite poudrière, trente ans après l'indépendance. Vote protestataire plus que religieux, le Front islamique du salut (FIS) a remporté 90 % des voix. «Pour la première fois de notre vie et peut-être la seule, nous faisions peur aux autorités», se souvient un commerçant. Et l'histoire semble recommencer. Le pouvoir algérien aussi va finir par la gagner, sa bataille d'Alger. Là encore au prix fort. Dans la Casbah, on ne rencontre aujourd'hui que des vieillards et des enfants. Effacée, toute une classe d'âge. Les quelques survivants, entre 20 et 40 ans, ressemblent à des fantômes avec des yeux de fous. Couvre-feu, ratissages, mitraillettes. «La police venait la nuit. Toutes les nuits», dit Mourad, torturé pendant trois mois.
«Poussière». 15 000 maisons avant la colonisation, 8 000 au tournant du XIXe siècle, 800 aujourd'hui, dont «500 très dégradées», selon Houria Bouhired, de l'association SOS-Casbah. Grâce à elle, des aides publiques devraient soutenir ceux qui veulent retaper leur patrimoine. L'autre jour, Hamid, journaliste algérois, a voulu retourner à la maison de ses grands-parents. Pourquoi ne pas la reconstruire ? Elle est là-bas, dans cette ruelle en fer à cheval. Il en est sûr. Mais le voilà dans une impasse. Des rangées entières de maisons se sont comme effacées, éboulées. Hamid se perd. Revient sur ses pas. Cherche encore. La demeure familiale n'est plus là. Il veut demander au voisin. L'homme aussi a disparu. Relogé quelque part ? Mort dans quelque prison ? Parti ailleurs ? On fait cercle autour du jeune homme. «Va-t'en. Il n'y a plus ici que poussière.» Alors, de haut en bas, Hamid dévale la Casbah.
photos Bruno Boudjelal

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